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Are You Listening To Me ?

     Cette seconde installation est née de l'idée que cette fois, l'oreille parlerait, le son sortirait directement du conduit auditif. Il faudrait tendre l'oreille pour écouter cette oreille. Mais que dirait-elle ? J'avais lu dans les années 80, le roman de Donald Goines, "l'accro" édition La Noire/Gallimard et j'y voyais un lien avec Pasolini par leurs fins tragiques respectives puisque Goines a été retrouvé assassiné, criblé de balles dans son lit sans que le mobile du crime ne soit jamais élucidé. D'autre part, le caractère cru (trash) de ce roman me paraissait offrir un paradoxe saisissant avec cette seconde oreille, en plâtre brut également mais visuellement "virginale".

     J'ai donc entrepris l'enregistrement audio du premier chapitre de ce livre, en faisant appel à de nombreux lecteurs dont certains étaient habitués à parler dans un micro et d'autres pour qui c'était une première. J'ai monté l'ensemble de telle sorte que l'on puisse suivre dans son intégralité le premier chapitre, qui dure une quinzaine de minutes. Le texte est lu en français à l'exception des dialogues qui eux sont en V.O.
     L'installation se compose donc de l'oreille (180cm x 130cm x 40cm), d'un micro à membrane sur pied et de la bande-son  qui sort du conduit auditif de l'oreille

Les Lecteurs :

Andréa GIACOBBE - Anne NEUKAMP - Cécile LUHERNE - Charlotte DRONIER - Christine GRECO - Craig FISHER - Denis LAVANT - Dom FARKAS - Emmanuelle ESCOURROU - Eric ANGELS - Eric VANZETTA - Florence MOREL - François MONNIE - Gilles PRIVE - Guillaume GRECO - Hélène RICOME - Jacques BERGER - Janine GORDON - Jo ELBAZ - Laétitia CHAUVIN - Louise VERTIGO - Lucine CHARRON - Marion MIHALEVITCH - Mickaël SCHMITT - Nergiz KURUM - Olivier CACHIN - Philippe DE CHAUVERON - Philippe HERTANU - Pierre BAYARD - Pierre MOIGNARD - Renaud REGNERY - Sarah BACHIMONT - Simon PRADINAS - Soko PHAY - Stéphane BELZERE - Stéphane GANDILLET

Are You Listening To Me ? - Les Lecteurs
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Denis_Lavant

L'Accro - Donald Goines, edition La Noire/Gallimard


     Dans l'appartement les voix se faisaient de plus en plus bruyantes à mesure que  la discussion s'amplifiait. Porky, noir et horriblement adipeux, passa son domaine en revue avec de petits yeux rouges de reptile. Son appartement était son château. Son univers était enclos dans l'étroite enceinte des quatre murs qui l'entouraient. Assis dans son énorme fauteuil, il regardait les drogués aller et venir. Ils le distrayaient ; même si ce n'était pas leur intention, ils le divertissaient. Quand ils entraient chez lui et le suppliaient de leur faire crédit, il en éprouvait un sentiment de puissance. Avec les femmes, c'était encore plus fort. Dès qu'elles manquaient d'argent, son esprit diabolique, pour se divertir, leur proposait des actes toujours plus inédits et monstrueux. Il posa le livre qu'il était en train de parcourir, l'étalant de façon à garder visibles les grandes photos en couleur d'un cheval et d'une femme simulant un accouplement. Les quatre toxicos qui venaient d'acheter un quart d'once de dope à son portier discutaient ferme pour savoir qui allait se servir en premier des deux shooteuses restantes. Tout le matos était déjà pris par d'autres usagers.


     « Here baby !  ». Cria un camé depuis l'autre bout de la pièce. « One of you can use my works, just as long as you don't stop them up. » Il hésita, puis il ajouta : « Just make sure you clean them out when you finish using'em. » Pour bien souligner ce qu'il venait de dire, il replongea ses ustensiles dans un verre d'eau à côté de lui et en retira une poussette pleine d'eau. Il la fit gicler lentement sur le plancher, s'assurant que l'aiguille n'était pas bouchée avant de la prêter. « When you return them, Jean, make sure they work as good as they do now. » Il fit encore jaillir quelques gouttes de l'aiguille, montrant ainsi à la femme que son matos fonctionnait.


     Porky les regardait faire sans manifester la moindre émotion. Il ne se troublait guère de voir de l'eau mêlée de sang aspergé son plancher qui, de tout façon, était déjà parsemé de mégots et de bouts de papier hygiénique ensanglantés. Il y avait sur le sol des flaques de sang là où les junkies, en essayant de percer une veine, avaient bouché l'aiguille puis l'avait retiré en laissant jaillir un filet de sang qui avait coulé depuis leur bras ou leur cou jusqu'au plancher. Cette accumulation de saletés et de sang séché et vieilli remplissait la maison d'une puanteur qui aurait donné la nausée à ceux qui n'y étaient pas habitués.

 

     Jean, une droguée de grande taille à la peau marron qui avait vingt ans mais en paraissait dix de plus, prit le matos dans la main tendue de Joe. Elle avait un visage encore attrayant dans lequel on discernait les traces d'une vie déréglée. Ses lèvres s'étiraient vers le bas dans cette moue perpétuelle caractéristique des toxicos. Porky humecta de plaisir ses grosses lèvres molles. Jean était, parmi les femmes accros qui venaient chez lui, une de celles qui avaient du mal à trouver une veine à piquer. A cause de cette difficulté elle se shootait à l'intérieur de la cuisse. Il la suivit avidement des yeux pendant qu'elle se préparait à se piquer dans l'aine.


     Elle fit chauffer sa dope dans une  grande capsule en métal – le genre qui se visse sur un goulot de bouteille – et se brûla presque les doigts quand son récipient devint trop chaud pour qu'elle le tienne. Mais elle ne le lâcha pas pour autant. Elle roula lentement un bout de coton et le plongea dans la capsule. Elle fit remonter la drogue au travers du coton. Ses doigts étaient en train de manipuler délicatement la seringue lorsque, levant les yeux, elle rencontra le regard de Porky qui suivait le moindre de ses gestes. Sa bouche se resserra en un rictus. Elle comprit qu'il continuerait à l'observer jusqu'à ce qu'elle ait fini, mais elle avait depuis longtemps dépassé le stade où elle se préoccupait d'un détail aussi mineur que celui d'un homme lorgnant sous sa jupe. Son seul souci, en cet instant, était de savoir si elle allait réussir à attraper une veine. Sans aucune gêne elle releva sa courte jupe au dessus de ses hanches, montrant qu'elle n'avait pas de culotte et exhibant une masse enchevêtrée de poils sombres sur son pubis. Elle se mit à faire courir fiévreusement ses doigts dans tout les sens jusqu'à ce qu'elle sente la veine qu'elle cherchait. Sans aucune hésitation, elle plongea l'aiguille émoussée dans son aine. Sur la face interne de sa cuisse il y avait une cicatrice bleu noir qui, examinée de près, s'avérait être la trace de piqûres antérieures. Au milieu de l'endroit où elle avait enfoncé l'aiguille se trouvait un petit abcès. Comme elle poussait et tirait pour arriver à la veine, du pus jaillit de la plaie et coula le long de sa jambe. Porky regardait comme affamé les cuisses sombres et pleines de promesses. Il s'était envoyé Jean à maintes occasions, mais elle l'excitait toujours par le désintérêt total qu'elle affichait pour ce que les autres pensaient. Il se souvint de la fois où elle avait fait une exhibition avec un de ses grands bergers allemands. Sans hésiter, elle était passée à l'acte devant tout le monde dans la grande pièce. La mention du quart d'once de came qu'il allait lui donner avait suffi à la mettre au boulot. L'image forte qu'il gardait d'elle et du chien sur le plancher s'imposa à lui. Il se saisit les couilles et se mit à se balancer d'avant en arrière. Il poussait de petits cris de plaisir en imaginant le chien entre les cuisses noires de Jean. Le visage parcouru d'une expression de plaisir intense, Jean se laissa retomber sur sa chaise. Elle vidait lentement la pompe puis la laissait se remplir à nouveau de sang. Lorsque le sang atteignait la limite supérieure, elle le renvoyait dans ses veines, poussant doucement le liquide en manipulant la poussette. Elle avait répété ce mouvement un bon nombre de fois lorsque le junkie qui lui avait prêté sa seringue se mit à crier :


     « I done told you, bitch, not to stop up my works. You keep jackin' them off, they goin' sure as hell stop up. »
     Joe s'était levé et la regardait avec rage. Il était grand, mince, les traits sombres. Il y avait encore, dans ses cheveux, des saletés provenant de l'endroit où il avait dormi. Jean ressortit prudemment l'aiguille. Son visage était empreint de ravissement. Levant les yeux, elle remarqua Porky qui se tenait les parties en la contemplant. Son expression se fit alors méprisante. Elle ouvrit ses jambes en grand et se gratta.


     « Why don't you come over here, Porky, and let me rub some of this pussy up against your fat black  face. »
Elle parlait d'une voix lente et séductrice tout en se frottant le pourtour du con. C'était un spectacle qui dépassait toute vulgarité. Il confinait au grotesque, à l'écœurement, car pendant qu'elle était là, les cuisses écartées, un filet de sang mêlé de pus s'écoulait lentement le long de sa jambe.


     Porky la regarda comme s'il était en transe. Il se passa la langue sur les lèvres et poussa un gémissement. Dans cette pièce spacieuse de l'appartement on entendit sa respiration se faire plus bruyante et plus pesante. La plupart des junkies assis sur les canapés, s'ils n'étaient pas trop dans les vapes pour voir quoi que ce soit, l'observaient avec dédain. Pour eux, Porky n'était qu'un pervers difforme qui avait de la bonne dope. Ils se servaient chez lui comme ils se seraient servis chez n'importe qui pour avoir leur piquouse. Ils essayaient de se servir de ses faiblesses.


     « Bitch ». Hurla Joe à la femme en s'approchant d'elle et en s'emparant de sa seringue couverte de sang.


     « You done let all that motherfuckin' blood dry in my spike. ». Il la dévisagea froidement.


     « A dopefiend bitch ain't shit ». Déclara-t-il en retraversant la pièce pour aller nettoyer son attirail.


     Un vrai cirque, se dit Porky en regardant une autre fille venir s'asseoir par terre entre les jambes de Jean. Tendant les lèvres, elle lui déposa un baiser sur la cuisse. Sa jupe courte se retroussa sur ses hanches lorsqu'elle se nicha entre les jambes écartées de Jean. Quand elle leva le bras pour lui caresser la jambe, elle révéla une séries de pustules. En y regardant de plus près on voyait que chacune de ces plaies étaient un abcès ouvert. Les manches de son chemisier de couleur claire étaient toutes tachées de sang séché.
Devant ce spectacle, Porky se mit à rouler des yeux. Il plongea la main dans son pantalon et se frotta avec vigueur. Les drogués le regardaient en espérant vivement qu'il n'allait pas décharger trop tôt. Ils savaient que parfois, lorsque Porky se sentait complètement excité, il était capable d'offrir de la dope à tout le monde.
Soudain Jean laissa tomber sa jupe et se leva. Ses yeux traversèrent la pièce et tombèrent sur Porky. Il avait le visage couvert de sueur et son double menton, pris de tremblements, s'était affaissé. Ses joues étaient devenues si grosses qu'elles pendouillaient sur son cou.


     « Set some dope out, Porky, ». Dit Jean d'un ton indifférent.


     « If you want to watch a freack show, lay it out, baby ». Elle avait un visage d'oiseau de proie, avec un regard noir et acéré.


     Avec une maîtrise immédiate Porky reprit ses esprits. Dans ses petits yeux de fouine brilla une lueur de ruse animale. Là où jusqu'ici il y avait eu du désir ne perçait plus que de la cruauté.
     « Smokey ! ». Hurla-t-il. Pour une personne de son gabarit, sa voix semblait aigrelette.


     La porte s'ouvrit pour laisser sortir une femme mince, au teint foncé, âgée d'une trentaine d'années. On aurait dit à la voir qu'elle avait connu par expérience personnelle toutes les horreurs que la vie peut receler. Elle avait la peau sèche et ridée, tandis que ses yeux projetaient un éclat terne et mort. Les junkies surveillaient Smokey du coin de l'œil. Ils savaient que c'était la fin de leur rêve de dope gratuite. Tant que Smokey serait là, rien ne serait accordé sans argent. Les toxicos, hommes ou femmes, considéraient tous Smokey comme une des plus salopes de toutes les putes noires en vie.
Elle inspecta la pièce des yeux, n'omettant aucun détail. Chaque fois que son regard rencontrait celui d'un drogué, ce dernier détournait vite la tête. Smokey avait réussi à se tirer des champs de coton de Georgie dès l'age de treize ans. Un an plus tard, lorsqu'elle arriva à New York, c'était déjà une pute professionnelle et une junkie de choc. Elle évalua d'un seul coup d'œil l'état de Porky. Il avait encore la main enfouie dans son pantalon. Elle lui tira le bras à l'extérieur, s'assit sur ses énormes genoux et, tout en plongeant l'une de ses mains dans le pantalon de Porky elle se soutint le dos de l'autre. Elle jouait des doigts avec habileté en balayant la pièce des yeux. Son regard rusé s'attarda sur le sang qui coulait par terre alors qu'un des camés, la lance dans le bras, était parti dans les vapes.


     Dans un coin, il y avait un autre shooté allongé par terre avec l'un de ses potes agenouillé au dessus de lui. Il gonflait les joues pour faire saillir une veine le long du cou. Il chassa lentement l'air de ses poumons puis tourna la tête. Son copain, lui tâta la gorge, cherchant la veine. Le copain en question, nommé Junior, enfonça profondément dans le cou son aiguille de calibre 28 extra-longue. Mais il manqua la veine et, après avoir retiré la lance, il se mit à palper à nouveau. Il finit par tenir une veine sous son majeur et poussa à nouveau la pompe contre le cou de son ami. Le sang envahit soudain la seringue, ce qui signifiait une piqûre en plein dans la cible. Il ôta la pompe, laissant la lance seule dans le cou de son camarade. Il chassa l'eau de la pompe et aspira l'héroïne d'une capsule de bouteille soigneusement placée près de l'homme allongé au sol. Il replaça doucement la pompe sur la lance toujours plantée dans le cou et il attendit que le sang remonte dedans avant d'instiller la drogue.
Attendre le reflux du sang était le seul moyen de savoir si l'aiguille s'était obstruée pendant qu'il chargeait le liquide dans la seringue. Deux fois encore Junior remplit la poussette à la capsule de bouteille et fit couler l'héroïne dans le cou de son partenaire. Il prit le petit récipient et agita la pompe à l'intérieur pour bien aspirer tout ce qui pouvait rester de came dans le coton.

     On voyait que Junior avait piqué au bon endroit, parce que quand il enlevait la pompe le sang giclait par le bout ouvert de l'aiguille. Il fixa à nouveau la seringue sur l'embout et introduisit tout ce qui pouvait rester de dope. Il retira l'aiguille et du sang coula encore sur le cou du junkie quand celui-ci s'étala sur le plancher. Il resta allongé sans bouger jusqu'à ce que son camarade vienne essuyer sa blessure avec du papier hygiénique.


     Porky poussa un grognement puissant et son corps monstrueux fut pris de frissons irrépressibles. Smokey ressortit sa main et l'essuya sur sa jupe sale. Plongeant l'avant-bras dans son soutien-gorge elle en retira un petit sachet qu'elle ouvrit. La poudre blanche avait l'air sans danger, ainsi étalée à l'air libre, mais il s'agissait de la drogue des damnés, de la malédiction de l'humanité.

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