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L'avenir est aux fantômes - Galerie White Project - Paris

Avec Nathalie Bles, April Childers, Antoine Desvigne, Lydia Dona, Alexandra Hopf, Alexej Meschtschanow, David Reed, Renaud Regnery, Philippe Segond.

Commissaire : Philippe Segond

 

Le 8 octobre 2004, Jacques Derrida meurt.

Explorant les croyances et les mythes sur l'existence des fantômes et la nature de cinéma, le film « Ghost Dance » (1983) de Kevin McMullen se réfère à un culte nord-amérindien permettant de contacter les esprits par une danse en cercle. Le philosophe Jacques Derrida y fait une apparition dans une scène avec la comédienne Pascale Ogier. Dans le cadre de cette exposition collective, Philippe Segond emprunte la citation « l'avenir est aux fantômes » à Jacques Derrida tirée de ce dialogue et réunit des artistes français et étrangers autour de ce qui émane de l'extrait de ce film.

 

Quelques années avant sa mort, dans un documentaire dédié au philosophe réalisé en 2002, Jacques Derrida énonce la distinction entre l'avenir  et le futur. L'avenir est ce qui vient, il n'est pas prévisible alors que le futur est, selon lui, programmable. Le vrai futur est ce qui est imprévu, l'avenir est donc la venue imprévisible de l'autre. Cette distinction est un des enjeux principaux de cette exposition collective abordant également une des notions que Derrida nomma: l'apparition de l'inapparent1. Il s'agit d' « être au présent » afin de se trouver au centre de ces perturbations et de sentir ces tensions. Ce présent appartenant aux fantômes, Philippe Segond le convoque dans ces œuvres aux différentes techniques (peinture, dessin, installation, projection). Cette « mise en suspens » de l'oeuvre permet de rendre visible les rémanences et revenances de formes selon les termes de Georges Didi-Huberman. Traversées et partages des mondes, c'est par cet agencement de pièces réunies que l'exposition s'apparente à un non-être ou un non-lieu. Les deux gants brillants identiques à 6 doigts dans l'installation Future show 1 d'Alexandra Hopf jouent de leur inquiétante étrangeté et de leur potentiel fictionnel paradoxalement très documenté. Réalité et fiction, narration et récit se mélangent. Oscillant du vrai et du faux, ces paramètres sont également présents dans le clair-obscur dramaturgique d'Alexej Meschtscanow qui télescope et fusionne le portrait photographique noir et blanc avec un objet récupéré en une seule entité. April Childers inscrit symboliquement sa pièce au sol tel un linceul et un objet délaissé. Cette présence-absence inanimée et « trash » est empreinte de mélancolie et de fantaisie, tout comme l'installation vidéo d'Antoine Desvigne qui nous invite à un ailleurs ténébreux.

 

Le fantôme est ce qui est parti mais qui n'est pas oublié, c'est le passé et le présent de la mémoire. Il est une apparition, une vision ou une illusion interprétée comme la manifestation surnaturelle d'une personne décédée. Les fantômes sont également appelés revenants, spectres ou, plus rarement, ombres. Toutefois les termes ne sont pas rigoureusement synonymes : un revenant est l'apparition d'un mort connu, dans une apparence identique à celle qu'il avait de son vivant et qui se comporte comme un vivant, tandis qu'un fantôme est une image floue, lumineuse, brumeuse et inconsistante. Renaud Regnery révèle les différentes strates de la peinture, de son histoire et de ses textures. De l'empreinte à la diversité des techniques (collages, sérigraphies, impressions numériques), cette peinture rejoue les codes d'une abstraction expressive pour interroger, avec ironie, une temporalité historique, voire ancestrale mise à l'épreuve des nouvelles technologies. Selon Derrida, il s'agit de la mémoire d'un passé qui n'a jamais pris la forme de la présence. Les fantômes sont des revenants. L'incorporation, le travail de deuil, le mort prend une place en nous. Nos corps sont des cimetières de fantômes. Cette histoire des fantômes est intimement liée à l'origine de la religion, de la pensée magique, des cultes et des rituels. La question de la mémoire, des esprits, des images, des technologies, du transfert/trafic des médiums semble être une part occulte ou occultée de notre société. Vortex mêlant image, dessin et sculpture, Nathalie Bles nous invite à une descente vers les profondeurs, celles des fonds marins et interroge les contraintes faites au corps entre distorsions et contorsions. Être hanté, comme le soulignait Derrida, est un des enjeux et une des visions foncièrement actuelles. À chaque seconde, on peut se demander ce qui survit. L'art est une « force vitale » traversée par de multiples traces. Au sein de la distinction entre le corps et l'esprit, l'artiste tel un historien est au cœur des enjeux qui se posent entre l'image et le fétiche, entre l'image et le motif : cinéma et psychanalyse, narration, économie, spectralité ; anachronisme / réactivation. La pratique du dessin chez David Reed se situe entre l'étude des couleurs, le carnet de notes et l'écriture automatique. Ce scripte ou cette mémoire écrite d'une oeuvre à venir permet à David Reed de se trouver au milieu des histoires qui hantent la peinture. Entre vie et mort de l'oeuvre, l'absorption totale du monde au sein des dessins de David Reed opère telle une mémoire active, incontrôlable et obscure. Au travers de vibrantes couleurs aux tonalités apocalyptiques, Lydia Dona peint des univers chaotiques faits de machines en pleine destruction. Philippe Segond expose, quant à lui, une de ses nouvelles peintures sur tondo. Se référant et usant d'une technique historique de la peinture, il provoque et convoque la rencontre d'un passé et d'un présent d'une peinture intuitive et en perpétuelle mouvement. De ces forces en présence, comme tient à le rappeler Philippe-Alain Michaud au sujet des planches Mémosyme qu'Aby Warburg nommait « des histoires de fantômes pour les grandes personnes », « (…) les idéaux primitifs du cinéma étaient moins portés par le souci de reproduire le mouvement que par celui de conserver un simulacre du vivant. (…) Le cinéma n'a pas cherché, comme on pourrait s'y attendre, à imiter le réel et à donner à cette imitation une forme reproductible, il a été porté par une croyance animiste relative à la survivance des corps. »2

 

À l'ère des technologies de pointes relatives à la reproduction, aux machines électroniques et aux ondes, cette survivance est entièrement convoquée dans cette exposition au travers des tensions, des vibrations, des énergies entre les matériaux et les techniques. L'exposition est ponctuée par ces « intermédiaires » qui préexistent aux œuvres et qui diffusent, propagent d'étranges sensations. Réapparaitre, revenir, revoir, recommencer...

 

 

Marianne Derrien, commissaire d'exposition indépendante et critique d'art

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