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La Peinture expérimentale de Philippe Segond - Ann Hindry - 1999

Ann Hindry est historienne de l'Art, critique et conservateur de la collection d'Art moderne de la société Renault.

 

 

 

Le travail de Philippe Segond s'inscrit certes dans la tradition picturale: des tableaux au mur de dimensions diverses, des diptyques et des polyptyques, qui présentent une image réalisée l'aide de pigment. Mais il fait également partie d'une constellation de jeunes pratiques incisives de la peinture qui continuent d'ouvrir des voies dans cette tradition.

 

Ce qui retient sans doute l'attention en premier lieu lorsque l'on est confronté aux peintures de Philippe Segond, c'est l'état d'instabilité, d'agitation même, dans lequel elles installent très vite le regard. L'illusion fugace d'une peinture à dominante picturale, aux coulures lyriques et aux couleurs romantiques (une peinture, donc, de type classique dont la finalité serait exclusivement "esthétique") se dissipe ainsi au bout de quelques instants. Ce qui se propose effectivement à la vision est subtilement tendu de nombreux paradoxes. Ce n'est qu'en prenant le temps d'un cheminement assez méthodique de l'œil et du processus de perception mentale qui s'ensuit que l'on arrive à débrouiller un peu les écheveaux temporels et visuels de ces "Réseaux", que l'on dénoue les leurres (pas forcément conçus comme tels par l'artiste), que l'on s'imprègne enfin d'un dispositif dont le vocabulaire de base délibérément restreint donne à l'expérimentation ampleur et souplesse. Les titres exclusifs de "Réseaux" que Segond donne à ses tableaux explicitent un peu la forme globale que prend cette expérimentation, chaque tableau n'étant qu'une trame du plus vaste tissu qu'élabore l'artiste point point.

Chaque élément participe du tout sans pour autant que le tout ne soit que la somme de ces éléments.

 

Les tableaux se présentent d'abord comme autant de boîtes minces et concaves, appliquées au mur. Leur forte identité physique, accentuée par le moirage de leur surface argent, fait un instant glisser l'entendement vers une idée de sculpture, de bas-relief. Très vite, néanmoins, se précise une sensation de légèreté, voire d'immatérialité assez antinomique de l'idée de volume. Le pigment argent, vaporisé sur toute la surface du tableau, tranches comprises, et qui évoque aussi, fugitivement, un matériau industriel, métallique, impose bientôt son statut de pigment sur bois, de 'fond'. Le trompe-l'œil n'est pas une finalité chez l'artiste, loin s'en faut. La forme concave permet d'éviter des effets plans trop picturaux (où les traces de couleur feraient figure) et la vaporisation argent est le moyen à la fois visuel et matériel à partir duquel il va pouvoir explorer, par une méthode de grattage et de soustraction, les potentialités de ses combinaisons de pigment et, ce faisant, de faire advenir la surface picturale.

Car, pour Philippe Segond, la peinture n'est en aucun cas une affaire d'image, une fenêtre où montrer des couleurs et des formes. C'est une expédition chaque fois renouvelée dans les données extrêmement aléatoires du contact des pigments entre eux, du contact de ceux-ci avec le support, de leur surgissement final enfin, à fleur de surface. Ces pigments, l'artiste les concocte lui-même, à la fois méticuleusement et empiriquement, à l'aide de toutes sortes d'ingrédients disparates - c'est ce qu'il appelle sa "cuisine". Après un premier dépôt expérimental, il vaporise l'argent qui va agir comme révélateur, dans le sens à la fois chimique et chromatique du terme, puis il va entraîner à la spatule la mixture inconnue dans un mouvement vertical. Le fond réapparaît alors selon le maniement de l'outil. Ce geste itératif de la spatule vers le bas du tableau est un geste d'enlèvement et non d'ajout. Il soustrait quelque chose à la surface de peinture et, dans le même temps, lui permet de se constituer définitivement. L'opération sera répétée autant de fois que nécessaire avec une gamme de couleurs réduite. Les mélanges de pigments (les mélanges de mélanges, devrais-je dire) sont souvent la limite de l'incompatibilité physique, chimique. En termes prosaïques, ils sont souvent sur le point de se désagréger, ou de s'agglutiner, en tout cas, de perdre leur identité de fluides colorants. En outre, ce qui ressort de l'opération de raclage n'est jamais mesurable, à peine prévisible. La peinture, à un moment donné va donc se précipiter, comme on le dit d'une solution chimique. Ce précipité que l'artiste va accepter ou refuser, qu'il va déclarer fini ou non, est le résultat d'une somme de situations, d'ordre temporel et matériel, totalement aléatoires.

C'est sans doute pour cette raison même que le déploiement de la pratique picturale d'alchimiste de Philippe Segond se fait suivant des règles numérologiques et des déclinaisons de formats très strictes.

L'aléatoire et la règle. Tenter de maîtriser l'un, décider de transgresser l'autre, au jugé. La liberté amplifiée par la contrainte.

Alchimiste et équilibriste, Philippe Segond l'est certainement et sa pratique sur le fil se donne à voir comme telle, provoquant chez le spectateur cette irritation périphérique dont j'ai fait état ci-dessus, cette mise en alerte des sens, cet aiguisement de la pensée perceptuelle. Le choix du format carré qu'il soit seul, doublé, quadruplé, multiplié par 9 ou 16, qu'il soit petit -37,5cm - , moyen - 75cm-, ou grand -150cm- (chaque mesure étant le multiple ou le quotient de l'autre) est celui que l' œil pensant, va le plus facilement assimiler. La notion d'ordre étant donc spontanément transmise, l'imaginaire peut alors se débrider. La sensation d'instabilité, d'incommensurabilité vient en effet, non de la proposition visuelle finale, harmonieuse, presque décorative avec ses traînées de couleur semi-enfouies et ses zones vaporeuses, ses découpages équilibrés en "carrelage", mais bien de l'élément non maîtrisable dans le processus même d'apparition de cette proposition visuelle. Le support épais et concave fait objet contre l'image - dans les polyptyques, elle est carrément chambardée par les ondulations - tandis que celle-ci n'existe vraiment que dans le témoignage de son élaboration empirique et temporelle.

 

Philippe Segond a sûrement tiré les leçons des artistes Minimal dans son choix d'un vocabulaire simple, déclinable à l'envi, il s'est également imprégné de la geste chromatique de la peinture française et américaine, depuis les impressionnistes jusqu'à Olivier Debré ou Brice Marden, en passant par Matisse et l’École de New York. Il a observé l'itinéraire de ses aînés de Supports-Surfaces dans la dissection de la matériologie d'un tableau. C'est par son questionnement implicite de l'identité de l'objet-tableau dans son rapport à l'image, par son exploration méthodique des paramètres temporels et physiques de sa pratique, qu'il rejoint brillamment ceux de ses contemporains qui ont choisi de continuer en peinture. Il a assimilé cet héritage multiple, et réussi à se construire une œuvre singulière, à la fois déconcertante et évidente (dans le sens de la clarté) où semblent s'ouvrir, par une porte pourtant étroite, un faisceau de possibilité non encore répertoriées.

Before Le Caravage - Camille Morineau – 2002

Camille Morineau est historienne de l’Art, critique, conservatrice à Beaubourg

 

 

 

Before Le Caravage est le sous-titre d’un des tableaux récents de Philippe Segond. Le caractère abstrait ou générique du titre donné à cette série (comme aux précédentes : Paysages de 1990 à 1993, Argent et Paysages de 1993 à 1996, Réseaux de 1997 à 1999 et Détails depuis) indique une sorte de répugnance à nommer ses œuvres tandis que les sous-titres donnés quelquefois apparaissent comme des pis-allers un peu désinvoltes.

Sans qu’il soit nécessaire de bien connaître le travail de Philippe Segond, il suffit de constater la précision des dégradés de couleurs réalisés à partir d’une émulsion chimique pourtant peu contrôlable, pour mesurer à quel point les mêmes gestes répétés, constructeurs du tableau depuis toujours, réconcilient le hasard et la maîtrise. Combien, au sein d’un processus très hasardeux, chacun des gestes, et de leurs effets induits sont aujourd’hui construits par le peintre. Il suffit de bien regarder une seule de ces petites toiles, dont la taille elle-même est à la fois un exercice de modestie et une volonté de pouvoir, pour être persuadé finalement que ce qui est laissé au hasard n’est que le strict minimum. La désinvolture du sous-titre est tout à fait volontaire ; de même que la possibilité d’un hasard ainsi créé : celui qui laisse à chacun le soin d’interpréter l’œuvre, avec ou sans le titre, et tout sous-évalué qu’il paraisse. Il s’agit de nous guider sans emphase.

Ainsi est-il toujours possible et quelquefois le sous-titre nous y invite expressément, de voir, ou plus exactement de projeter, au sein même de ces tableaux si programmatiquement abstraits, quelques figures.

Leur apparition ne relève cependant que d’un mirage, dépendant de la distance adoptée par rapport au tableau. Ainsi c’est de loin, semble-t-il, qu’émergent d’un - Enfer - (sous titre du Détails 56), rouge et bouillonnant comme il se doit, des figures gesticulantes, tandis que d’autres les contemplent du haut de l’abîme, comme dans certaines gravures de Gustave Doré. De près elles ont disparu. Ailleurs (- Détails 29, miroir. Détails 210, miroir 2 -) la bande vide supérieure qui caractérise la série des Détails prend l’apparence d’un horizon, sur lequel s’accrochent comme dans la peinture classique tantôt des nuées bleues à l’arrière-plan, tantôt au premier plan un arbre penché qui cadre élégamment une portion de paysage. Un Canaletto perché sur une composition abstraite. L’histoire de la peinture est traitée avec la même fausse désinvolture. En réalité, Philippe Segond nous propose l’abstraction comme un espace d’échange, une plate-forme où grands maîtres classiques, grands peintres du XXe siècle, anecdotes personnelles du peintre et projections du public peuvent dialoguer à égalité. commencer par l’Icône dont il résume en un geste virtuose dans - Détails 161, Icônes - l’histoire et la philosophie. Y sont évoqués les primitifs dont il reprend en les synthétisant les couleurs (orange, doré et noir), en passant par la tradition des voiles de Véronique (la présence-absence d’un dieu irreprésentable est évoquée ici par un halo sombre au centre du tableau), jusqu’aux icônes laïques contemporaines, tragiques Marylines et autres stars dont Warhol a effacé les traits en les multipliant. Un dégradé du rouge sombre au marron, que l’éparpillement des toiles rend tridimensionnel (- Détails 91  Before Le Caravage -), peut être lu comme l’abstraction d’un drapé qui, agrandi, prendrait ce caractère d’émergence hallucinatoire des figures de Caravage.

Le détail à l’origine du titre de cette série évoque l’une de ces belles anecdotes qui émaillent l’histoire de la peinture vue par les peintres. C’est en regardant, au Métropolitan Museum à New York, un alignement de portraits de Rembrandt aux collerettes blanches toutes semblables et pourtant toutes différentes, que vint à Philippe Segond le titre de cette série. Il y avait là, dans ce détail, un résumé de la manière dont la répétition pouvait produire de la différence et une liberté renouvelée naître de contraintes : un détail de procédure où somme toute peinture classique et contemporaine peuvent se retrouver. Une règle historique d’un jeu que Philippe Segond accepte lorsqu’il continue de peindre, non pas after ni before mais dans l’hommage distancié, où le léger et le sérieux se mêlent ou se repoussent comme les pigments sur ses toiles, qui est celui de l’artiste vivant l’Histoire. Peindre une anecdote personnelle (- Détails 55 , Diving -) évoque le moment où les yeux s’ouvrent après un plongeon d’une grande hauteur dans la mer, activité que l’artiste affectionne ou un événement historique (- Détails 92, 13-14 septembre 2001 -) où le trait pour la première fois tremblant, presque coléreux, et les couleurs dissonantes réconcilient l’abstraction avec une peinture d’histoire. C’est toujours se référer à une sensation dont, si le tableau est réussi, le public devrait être libre d’en apprécier qui l’abstraction, qui l’expression. Les références ne sont là que pour mieux s’effacer, et laisser la place à d’autres.

Cette légèreté, toujours possible dans l’appréciation des œuvres de Philippe Segond, est ce qui en fait la rareté, ainsi que l’extrême qualité. Légèreté et ouverture : aussi peints que ces tableaux soient (et les coulures, effets de brillance et de matités, écaillages, dispersions et débordements contrôlés, sont autant de témoins volontairement laissés visibles d’une jouissance du pictural vécue et proposée au public) la peinture en est l’un seulement des sujets. Elle est l’un seulement des éléments nécessaires à la reconstitution du tout que le détail évoque. Avant de rencontrer un Caravage on en voit les reproductions. Il y a aussi l’image qu’on s’en fait. De même que se superpose à l’histoire de la peinture aujourd’hui celle de la sculpture, de l’installation, de la photographie, de la vidéo, du cinéma. De la sculpture cette nouvelle série de polyptyques explore pour la première fois ouvertement les caractéristiques (les tableaux concaves n’avaient qu’abordé la tridimensionnalité). Les toiles apparaissent comme des modules pour la construction de figures, géométriques ou non, dont l’œil apprécie la forme globale à distance. Une bande pour - Détails 55, Diving -, un vaste carré pour - Détails 161, Icônes -, la moitié d’une croix pour - Détails 56, Enfer - ou les éparpillements à partir d’une grille géométrique des - Détails 81, Red - et - Détails 91, Before Le Caravage -. La plupart du temps un dégradé de couleur suggère un sens de lecture, qui naturellement fait se soulever l’extrémité claire de la forme tandis que la partie sombre s’enfonce. D’autres fois des astuces permettent à l’œuvre peinte d’acquérir un relief, voire une dynamique, qui en accentuent le caractère tridimensionnel. Dans - Détails 56, Enfer - la forme décrochée se détache ainsi agressivement du mur et clignote, selon l’artiste, à la manière d’une enseigne publicitaire ; tandis que dans une toile seule comme - Détails 108 -, le hasard d’un mélange qui n’a pas eu lieu et d’une couche révélée produit des formes en perspective.

Dégradés de couleurs, sens de lecture, surtout lorsqu’ils sont construits sur des bandes verticales mais pas seulement, jouent ouvertement d’une référence à l’image animée cinématographique. On peut s’amuser à recomposer dans le temps le geste du peintre du bas vers le haut, revivre le mélange progressif qui d’un bleu sombre donnera un bleu éclatant, ou voir au ralenti deux pigments superposés se séparer l’un de l’autre et mettre à jour, dessinées par ces seules lois chimiques, des figures du hasard. On peut s’y amuser, c’est-à-dire que ce jeu-là est l’un des détails abordés, mais bien entendu là n’est pas le seul propos du peintre. Pas plus que de décomposer l’émergence d’une image photographique, dont pourtant certains défilements de tableaux semblent vouloir parler.

 

La première couche sert au peintre de fond et de révélateur ; c’est ensuite l’interaction de différents produits chimiques qui fera apparaître l’image. Enfin et surtout, le temps de cette apparition, à la fois hasardeuse et prévisible, est proche du temps photographique : un temps régi par les lois chimiques et physiques des matériaux employés. Dix minutes, à peine plus, pour faire un tableau. Pourtant cette image tremblante, hésitante, dont l’avancé ou le recul anime chaque tableau ou l’ensemble dans un polyptyque, est à chaque fois contrariée par un détail, justement, qui l’enracine dans la surface peinte. Une craquelure, une coulure, un soulèvement de surface, autant d’accidents qui renvoient l’image photographique au second plan et font remonter la peinture à la surface, comme une figure émergeant par un hasard contrôlé du fond abstrait.

De même que le dégradé cinématographique s’englue dans la matière ou se suspend dans la figure récurrente d’une coulure suspendue. Le mouvement même d’un type d’image à un autre, dont le rythme est si bien maîtrisé qu’il peut être décomposé puis recomposé, est l’apanage des images digitales dont la peinture de Philippe Segond ne fait pas l’économie.

Dans tous les cas il s’agit de briser un rapport facial, de type contemplatif, et d’instaurer un mouvement dans l’appréhension de l’œuvre. Un regard oblique, hésitant, un va-et-vient, un glissement : un regard transversal.

De fait, images peintes, images émergentes à la manière de photographies, peinture reproduite dans sa matérialité, images trafiquées, images animées, sont autant de sujets d’une peinture non pas exhaustive, ni boulimique, mais attentive, précise. Et dont la moindre des qualités n’est pas qu’elle demande attention et précision à son public. A l’âge où le sont les images, à l’âge où le sont les pratiques, voici une peinture transversale.

Conversion des regards - Soko Phay - 2004

Soko Phay est Maître de conférences – HDR en histoire et théorie des arts à l'Université Paris 8

 

 

 

J’ai toujours en mémoire une conversation avec Philippe Segond qui me confiait mi-sérieux, mi-ironique, ce désir étrange d’établir un "État Segond". Chaque citoyen entrant dans cet état "Segond/second" aurait comme prérogative les siennes: se libérer des actes liés à nos fonctions vitales et sociales. L’artiste invite chacun à parcourir un espace nomade propice au dépaysement et au dépassement de soi. Sa boutade philosophique constitue peut-être une des meilleures façons d’aborder son travail, car il fait de cet état secondaire un mode d’efficacité et d’intervention. Qu’il s’agisse des Paysages oranges, Réseaux, Détails ou Ciels, ou plus récemment Almost mirror, ses peintures tendent à faire glisser le regard vers un arrière-monde où le réel se transfigure. Elles manifestent toutes une puissance du figurable. Peintre abstrait, il n’utilise pas le langage de l’abstraction géométrique. Il privilégie néanmoins la pure visualité de l’image, à savoir sa qualité chromatique. La vertu de l’image réside ici non pas dans la zone de la plus haute réussite mimétique, mais dans la zone de la plus humble matérialité : la tache du pigment.

 

 

Une apparence décalée

 

En s’écartant de l’aspect mimétique des choses, Philippe Segond décrit un détour hors de la ressemblance pour pénétrer dans le domaine de l’équivoque. C’est pourquoi on est loin de se douter, au premier abord, de la référence essentielle qui a accompagné et nourri son travail : L’Annonciation de Fra Angelico, peinte vers 1430-1432, conservée aujourd’hui au musée du Prado. Philippe Segond situe en effet la préhistoire de son regard dans cette grande peinture religieuse : l’annonce faite à la Vierge Marie par l’ange Gabriel qu’elle a été choisie pour être la mère du fils de Dieu. Au début des années 1990, dans son ancien atelier d’Ivry, il entame une conversation avec l’œuvre de Fra Angelico et entreprend alors un travail d’exégète dans une grande composition.

Ce qui a fasciné l’artiste, ce sont les déplacements opérés par Fra Angelico, notamment dans l’ordre de la dissemblance1 : " Quand je regardais cette peinture, tout semblait équilibré et pourtant quelque chose ne fonctionnait pas et échappait à l’entendement du visible" confie Philippe Segond. Le peintre dominicain vise la présence avant la représentation en inventant des rapports entre les figures et les références bibliques qui rompent avec le réel. Figurer le mystère de l’Incarnation exige la confrontation paradoxale du temps de l’histoire et de l’espace naturel. En effet, l’Annonciation du Prado montre une temporalité aberrante du point de vue historique. La scène se déroule à quelques mètres du jardin d’Éden, d’où l’on voit Adam et Eve chassés par l’Ange. Ce qui est à gauche de la composition est l’origine malheureuse de l’événement de l’incarnation et de la rédemption que constitue l’Annonciation.

Chez Philippe Segond, la chute et l’exil sont figurés par les pommes, fruits de la tentation et de la faute de l’Homme. Le jardin luxuriant devient immaculé, annonçant le rôle de la Vierge, prédestinée à racheter le péché d’Ève Indifférent à décrire et à dépeindre l’œuvre de Fra Angelico, l’artiste esquisse le face-à-face silencieux entre l’ange Gabriel et Marie. Les deux visages aux bouches closes n’expriment rien ; seules les mains repliées témoignent que la Vierge est consentante.

Le tour de force de Fra Angelico est de donner une apparence " stable " à la composition en jouant sur les ambivalences. Tout d’abord, le portique donne lieu à toutes les ambiguïtés d’un espace dont on ne sait pas s’il est intérieur ou extérieur. De même, le cadrage de la Vierge est " déplacé " : elle est à la fois au cœur et au bord de l’image. La composition montre deux arcatures d’un édifice structuré par trois espacements de colonnes : la Vierge occupe le centre de l’espace architectural. Car, suivant la tradition siennoise et florentine, les deux personnages sont séparés par une colonne, chacun demeurant dans son " lieu " respectif. L’œil du spectateur est contraint de s’arrêter sur la colonne où s’inscrit le fronton de Dieu le Père (effacé chez Philippe Segond). Bien que n’étant pas au centre géométrique de l’image – à cause du jardin à gauche – cette colonne qui se déploie en deux larges arcatures est donnée comme axe central. Fra Angelico place virtuellement la Vierge au centre du lieu qu’elle habite. La bienséance des figures est ainsi déplacée, décalée. L’image ne se soutient que dans la dissimilitude, dans l’écart entre le visible et le sujet du regard.

 

 

Signa translata

 

Dans son interprétation de l’œuvre de Fra Angelico, Philippe Segond accorde une attention particulière à certains motifs comme le mur, le pilier et la voûte. Il pousse ces signes iconiques jusqu’aux limites de l’abstraction, en jouant de la saturation chromatique. Dans son Annonciation, le mur devient plus compact et offre au regard un pan de peinture orange où le visible vacille, verse dans le virtuel. Cette zone colorée jette un pont entre deux ordres du monde, réel et irréel. La couleur ne se réduit plus à l’attribut descriptif d’un objet, mais se rend capable de signifier et d’affirmer, en quelque sorte, l’autonomie de la peinture. Et pourtant quelque chose dans l’apparence s’effondre et souligne cette part d’étrangeté – indicielle, non descriptive et dissemblable – qui n’est autre que la matière picturale, c’est-à-dire la couleur. Ainsi, la défiguration ouvre l’image au jeu de l’association : elle devient le lieu privilégié de tous les déplacements des signes iconiques, à l’exemple des voûtes et de la colonne centrale. Cette dernière est un entre-deux qui rend possible des opérations de conversion spatio-temporelle. Elle renvoie à l’édifice de l’histoire tout en étant un lieu emblématique du mystère. Elle marque le lieu où transite le mystère de l’Incarnation, l’union  sublime de l’humain et du divin en un seul être. La colonne de l’Annonciation préfigure les scènes de la Nativité où, selon une source franciscaine, la Vierge se redresse debout contre une colonne avant d’enfanter2.

Dans son Annonciation, Philippe Segond accorde une attention particulière aux voûtes qui peuvent fonctionner comme opérateur privilégié de déplacements et de structurations des sens. Elles ont longtemps intrigué l’artiste car elles semblent parfaites dans l’art de la ressemblance. Cependant, comme lui a fait remarquer Bernard Point, il manquerait un pilier central à l’architecture du portique… Un tel édifice s’écroulerait dans la réalité !

L’arcade et les voûtes sont des signes privilégiés de transition qui ouvrent sur la multiplicité des significations. Philippe Segond instaure le principe de conversion possible des signes iconiques en abstractions : le pan de mur, l’arcade et la voûte. Ces signa translata possèdent une fonction structurale et seront repris dans les tableaux ultérieurs de Philippe Segond. Enfin, sa grande composition sur Fra Angelico fut découpée en morceaux lorsqu’il dut quitter son atelier d’Ivry, en 1997, pour un atelier parisien. Certains d’entre eux ont été offerts – donc déplacés – à tous ceux qui ont visité l’Annonciation.

 

 

Réseaux de sens.

 

Le travail de Philippe Segond depuis une quinzaine d’années met en perspective un procédé pictural et un appareil mnésique tout en offrant au regard des morceaux de peinture comme pure jouissance du visible. L’artiste constitue plusieurs systèmes imbriqués, à la fois formels et temporels.

L’enjeu de sa peinture repose autant sur la répétition des procédés que sur l'authenticité de l'acte. L’artiste ne touche la peinture à aucun moment. Par ailleurs, il se distancie de la pratique picturale classique et utilise non pas un pinceau mais un pistolet et des spatules. Ses tableaux procèdent d'un dispositif simple et stable. Bien que le geste soit différent, le système reste identique à toutes les séries, qu'elles s'appellent Paysages (de 1990 à 1993), Paysages argentés (de 1993 à 1996), Réseaux (de 1997 à 1999), Détails (de 1999 à 2003) ou encore les Ciels (de 2003 à aujourd’hui) : deux ou trois couches de peinture sont étalées sur le bois apprêté, puis recouvertes par une laque industrielle One shot (l'argent et l'or en l’occurrence) à l'aide d'un pistolet. Ensuite, le peintre caresse à " fleur de peinture " avec une spatule. Ces gestes de soustraction et de dépôt révèlent les mélanges de pigments qui peuvent être à la limite de l'incompatibilité chimique.

La part d'aléatoire survient donc dans un second temps. Chaque œuvre serait réinvestie par le même procédé tout en suggérant sa propre identité visuelle. Ainsi, dans les séries, chaque tableau procède de la même loi de la répétition et des métamorphoses. Le geste est recommencé, répété si bien qu'on pourrait s'attendre à ce que le figurable surgisse et perfore la peau de la peinture. Dans Argent, Paysages et orange (mai 1995) s’esquisse peut-être un corps, une poitrine… Mais rien ne sort réellement du cadre. Des zones non-figuratives sont comme investies par les puissances de la signification.

De même, l’abstraction est, pour Philippe Segond, un espace d’échange entre l’histoire et le présent, entre les références des maîtres anciens et les anecdotes personnelles. Au retour de son séjour de New York, vers la fin de l’année 1999, l’artiste abandonne la concavité du support pour la déclinaison des Détails abstraits. L’origine de cette série vient d’un détail singulier aperçu dans une succession de portraits de Rembrandt : chaque collerette blanche est semblable aux autres et cependant différente…à l’instar de ce motif qui se donne plusieurs formes, les tableaux de Philippe Segond se renouvellent, échappent à la loi des répétitions.

 

 

Appareil mnésique

 

Au-delà du procédé technique stable, la peinture de Philippe Segond montre une topologie des signes iconiques de transition (voûtes, montagnes…) qui permet d’élaborer des réseaux multiples de sens et de révéler des couches temporelles. S’il y a une pensée propre aux images, c’est bien la pensée associative, celle qui se structure en se déplaçant.

Après son travail d’exégète autour de l’Annonciation de Fra Angelico, l’artiste reprend le motif des voûtes dans un paysage figuratif de montagnes qui s’intitule Paysage, voûte orangée (1991). Il peint des  signes graphiques qui représentent autant des structures architecturales que des flèches, des gribouillis, des chiffres ou des signes mathématiques. Sont également présents des résumés – des rectangles comme autant de "fenêtres" qui constituent en soi des événements plastiques – qui étaient déjà là dans son Annonciation de 1990. Ils sont comme des réminiscences de ses travaux en papiers marouflés sur toile, créés dans les années 1988-1989. Par ailleurs, sur l’un d’entre eux figurait déjà une voûte ! Toujours en 1991, un même dispositif iconique (résumés et signes graphiques) est repris dans un paysage de montagnes avec une arcade de feuilles vertes. partir de la série Paysages oranges de 1992, les résumés disparaissent ; les voûtes qui transitent de tableau en tableau, finissent par changer d’état, notamment en signe chromatique, c’est-à-dire dans la couleur orange. Les montagnes demeurent en érection. Puis peu à peu, elles se creusent ; les pics se renversent comme dans la série Orange et paysage (1992). Les chiffres qui peuvent donner une mesure du temps ou de latitude sont pour beaucoup en négatifs (-2400 ; -3500). Les voûtes qui rappellent celles plus lointaines de Fra Angelico, se métamorphosent dans la concavité du support en bois. Elles ne sont plus seulement objet de représentation, mais finissent par se transformer en support et surface, devenant littéralement le creuset des Paysages Argent. A l’instar de Argent, Paysage et vert (1995), le paysage montagneux "implose" et disparaît complètement dans l’argenté. Les montagnes sont fantomatiques, seuls les chiffres témoignent de leur présence-absence. Cependant, une nouvelle série qui a débuté dès 1997, intitulée Réseaux, montre la disparition des chiffres et des paysages dont la brillance argentée en serait les vestiges. De même, les lignes et pliures verticales des réseaux qui font penser aux rideaux et à ses volutes, évoqueraient les crêtes des montagnes d'autrefois.

Ainsi, la temporalité et la sensibilité se posent autrement par rapport à la conception classique de la représentation. Les tableaux des dernières séries, Réseaux et Détails, montrent avant tout la disparition des signes narratifs ou iconiques, notamment des voûtes, des petits résumés, d'éléments architectoniques ou des crêtes des montagnes. Leur disparition laisse des vestiges sous la forme de signe abstrait. Ces images d’un temps posthume resurgissent à travers les coulures de couleurs et d'argent. Certains éléments figuratifs ont disparu ou sont enfouis depuis longtemps, mais ils peuvent être repérés et identifiés. Des éléments de voûtes, comme dans Détails 44 (juin 2001) présents comme des ombres, transparaissent et nous renvoient à la fois à la concavité du support en bois et à la voûte de l'Annonciation de Fra Angelico. De même, c’est à partir de la tranche supérieure du Détail, Miroir (2001) que Philippe Segond a expérimenté ses premiers Ciels. Ainsi, ce qui est rendu visible, ce sont des survivances, des réminiscences conceptuelles. Ses tableaux en tableaux ont montré une mise en jeu picturale des signa translata qui opérèrent des conversions et des déplacements. L’œuvre de Philippe Segond est une mémoire strate des formes.

 

Miroirs alchimiques

 

Philippe Segond s'est toujours demandé comment réfléchir la lumière, comment utiliser une couleur dont la spécificité est la brillance. Depuis 1995, il travaille avec des couleurs moirées, l’argenté et le doré, qui proviennent de peintures industrielles utilisées pour peindre les avions. A la différence des couleurs faites à l'encre sérigraphique qui peuvent se mélanger, cette couleur brillante est une laque qui ne se fond pas dans le support, formant ainsi une pellicule. Elle est proche du métal mercure dont la consistance oscille entre liquide mouvant et solide, entre l'eau et la lave. Cette matière en fusion provoque à la fois une opacité, un effet écran et un reflet qui varie avec l'incidence de la lumière. Dans Détail 29, Miroir (2001), la peinture argentée se rapproche de la texture du miroir, ou plus exactement du tain d’un miroir opaque qui vibre légèrement avec l’incidence de la lumière. La surface argentée trouble, opacifie le spéculaire. On n’a même plus affaire ni à un reflet parfaitement symétrique issu du miroir-objet, ni au trouble que peut susciter le reflet dans l'eau. Peindre la brillance serait une manière de dissoudre le visible. Les œuvres de Philippe Segond procèdent du "miroir mercurien" 3, concept que j’ai élaboré pour définir un certain type d’images spéculaires ou de reflets non-mimétiques.

En effet, les artistes du XXe siècle n'ont cessé de troubler le reflet, de faire écart ou tache, de détourner ainsi le processus mimétique4. On quitte le miroir narcissique d'Alberti, tout comme le miroir troublé de Hegel5, pour un miroir mercurien. Mercure, l'un des douze dieux de l'Olympe, est le dieu messager, du commerce et des métamorphoses. Mercure a aussi un rapport avec le miroir qui devient feuille de verre dont le revers est étamé de mercure et d'étain. De même, le mot : étain, dérive du mot stannum ou stagnum qui désigne à la fois le métal et une eau stagnante. N'est-ce pas d'ailleurs dans celle-ci que Narcisse s'est laissé piéger d'amour par son reflet. Eau stagnante pour Narcisse (selon Alberti), eau troublée pour l'enfant (chez Hegel) et eau argentée pour Mercure... autant de miroirs qui ont l'eau comme dénominateur commun, l'eau demeurant en effet le tout premier miroir de l'homme. Ainsi, l'eau est comme l’agent essentiel du reflet. Dans cette perspective, il me semble que les Nymphéas de Monet préfigurent le miroir mercurien. Dans ses miroirs d'eau, Monet efface les aspérités, les angles, les détails trop réalistes. Ici, tous les postulats de la Renaissance se désagrègent : la primauté au réel est remise en cause, la nature n'est plus reconnaissable, les points de repères sont incertains. Avec la longue série des nénuphars, Monet impose une vision subjective : les formes s'y désintègrent en masses de couleurs intenses et vibrantes, jusqu'à atteindre la non-figuration.

Dans les peintures argentées de Philippe Segond, on retrouve les Nymphéas de Monet qui jouent des reflets, des apparitions troubles et fugitives. L’image mercurienne, à la croisée de nouveaux matériaux et de nouvelles techniques de l'image, perd en qualité spéculaire et renvoie davantage un reflet trouble, flou du monde sensible. C'est une image cristalline entre liquide et solide, entre reflet et transparence. Philippe Segond réduit la nature à son double fantomal. Le visible se retire pour un monde multiforme, entre le réel et le spectral. Dans la série Argent et Paysages (1995) ou dans les œuvres les plus récentes à l'exemple de Détails 161, Icônes (juin 2001), la brillance ne fait pas trou, mais donne une masse visuelle à la chose tout en laissant le regard glisser sur la frontalité du tableau. Le regard, qui ne peut s'immobiliser, se complexifie. Et pourtant quelque chose semble affleurer à la surface du plan et remonter vers la surface brillante du tableau. Cette puissance du figurable, en charge dans ce paysage lointain, pulse derrière l'opacité de ce miroir mercurien : une force déstructurante et abstraite qui défigure le visible. L'opacité du miroir creuse cette tension d'un corps invisible et pourtant présent, du figurable et de l'irregardable. Ainsi, dans le miroir alchimique, la brillance argentée ou dorée serait l'incarnation d'une figure en devenir, affleurant la surface du plan. Elle donnerait à voir un reflet liquide non réfléchissant (entre le translucide et le voilé), une image spéculaire en hybridation, une surface chimique en effervescence. La peinture brillante et réflexive de Philippe Segond fait iriser, plisser le regard.

 

 

Ciels informes

 

Les dernières œuvres entamées en 2003, intitulées Ciels, peuvent dérouter le spectateur habitué à voir des peintures qui participent de l’abstraction contemporaine. Philippe Segond ne s’est pas converti à la figuration. Seul le titre donne une charge figurative à ces tableaux qui restent abstraits. Ces derniers fonctionnent seul, en diptyque ou en polyptyque et épousent des formats différents (carré, rectangle et tondo). Bien que le geste soit différent, le procédé de création reste identique à toutes les séries antérieures. L’adéquation entre le "peindre" et le format a privilégié un axe horizontal, des vues panoramiques de bleus, dans une perspective sans horizon. La figurabilité passe au second plan, laissant les différentes couches, plus ou moins homogènes, se révéler comme ciel. Pour l’artiste, l’enjeu est moins comment représenter un ciel, mais davantage comment peindre un ciel qui soit un objet d’investigation au même titre qu’un réseau ou un détail .

L’artiste ne s’intéresse pas à l’aspect sensible des nuages, aux effets de brume à la manière d’un William Turner. Il ne s’attache pas plus à rendre compte des formations atmosphériques d’un John Constable. Sa recherche s’éloigne tout autant des nuées météorologiques d’un Eugène Boudin. Philippe Segond rompt ici avec la tradition des ciels peints à la manière des paysages. Pour rendre l’instabilité, l’évanescence des nuages, il préfère utiliser ses outils familiers : la peinture au pistolet et la spatule, maniées le plus délicatement possible, sont capables d’exprimer, dans une variété de bleu argenté, les textures légères des firmaments.

La distanciation, tout comme la recherche d’une représentation non-mimétique, confère aux Ciels leur ambiguïté, entre figuration et abstraction, à la charnière du symbolique et de l’imaginaire. Ils sont davantage des étendues ouvertes, sans limites, sans frontière. Le regard n’a plus de repère spatial. Comme l’horizon a disparu, l’œil court sur la surface sans bord de la toile, à peine retenu par des éclats argentés. L’azur devient surface spéculaire où la mer semble se refléter. D’autres Ciels montrent des tons bleus qui sont si proches qu’ils amplifient l’effet monochrome, ramenant l’image à la surface, à la bidimentionnalité. Philippe Segond parvient ici à un degré d’abstraction allié au réel. Il s’est soustrait à la tutelle de la tradition picturale et ne cherche pas à fixer le regard sur un point unique. Car le caractère immuable lui semble contradictoire avec le principe même de la fluidité. Sous le voile léger d’un brouillard argenté, l’indécis se joint au précis, la certitude devient probable. Deux univers, l’un fictif, tout en reflet brillant, l’autre réel, constitué de nuages, semblent glisser l’un sur l’autre dans un espace non-euclidien. Les Ciels représentent un manifeste de la réversibilité des couples intérieur-extérieur, profondeur-surface... Le spectateur est invité à se plaire à l’éphémère, au changement, au passager, à l’inintelligible. Ses Ciels rejoignent la définition que donne Paul Valéry de l’informe : les formes informes ne laissent pas d’autre souvenir que celui d’une possibilité.6  Peindre l’informe, c’est y introduire l’altérité et signifier par autre chose que par son aspect.

Les œuvres de Philippe Segond se rapprocheraient donc de l’esthétique chinoise traditionnelle qui privilégie davantage la captation des sensations et des transitions du monde que la quête de la mime sis comme en Occident. Le réel s’appréhende en termes non pas d’êtres et de propriétés, mais de fonds et de capacités7. La priorité n’est plus donnée à la perception mais à la "respiration" entre le vide et le plein, la présence et l’absence. Ainsi, dans l’esthétique du tao, l’image est à la fois manifestation extérieure (et comme telle appelée à la ressemblance) et phénomène intérieur qui laisserait les choses advenir. Dans cette perspective, la grande image nous fait accéder au fond indifférencié des choses et s'ouvre alors à la transformation. Le réel n'est plus limité par des manifestations trop évidentes. Les focalisations disparaissent pour laisser le monde en devenir. Ainsi, dans les Ciels de Philippe Segond, retrouve-t-on les préceptes esthétiques chinois : Une ressemblance sans ressembler, une absence de point de fuite, une vue panoramique à l’image des grands rouleaux de soie, des formes se désagrègent, etc. Ses peintures créent une atmosphère délayée, une expérience d'un sens non pas insistant, mais évasif, toujours plus lointain. Ainsi, tout demeure vague, léger, imparfait. Ses Ciels deviennent l’emblème d’une esthétique de flux, révélateurs d’une conscience d’un temps nomade et en devenir.

 

J’aimerais finir ce parcours du sensible, à travers l’œuvre de Philippe Segond, sur une peinture concave qui m’a touché tout particulièrement lors de l’exposition à la Galerie Fernand Léger, en mars 2004 : Mémoire (2003). Elle incarne à mes yeux une "image posthume", convoquant à la fois la ruine, la trace et dénote tout autant destruction et permanence. Elle flirte avec la limite du "non-tableau", étant presque devenue de simples réminiscences picturales et conceptuelles : les couleurs mêlées à l’argent renvoient aussi bien aux prémisses des Ciels que d’anciens Réseaux et Détails ; la concavité rappelle les paysages orange d’autrefois. De même, la patine argentée sur les tranches du support en bois fait office de miroir mercurien… L’artiste nous fait accéder à cette pure visualité chromatique à la dimension d’une figure ouverte, constamment plurivoque. Il fonde la puissance de son image de mémoire qui n’est pas une entité fixe, figée ou encore vide de toute temporalité. Au contraire, la "mémoire", comme l’indiquent le titre et le dispositif pictural, n’a pas le seul passé comme objet. Elle agite chaque figure du passé par une mise au présent (ou mise en présence) et aussi par un travail constant de l’intentionnalité. Sa peinture transcende toute actualisation et demeure riche de possibilités et nous invite à contempler les choses du futur à travers leurs similitudes aux choses passées, dans une recherche de réciprocité des regards.

Un œil sous une peau d'argent - Stéphanie Katz - 1995

Stéphanie Katz est auteur, analyste de l’image et enseignante à l'Université Paris 7

 

 

 

En traversant le périphérique, ce matin-là, pour rejoindre l'atelier, me revenaient en mémoire les dernières œuvres que je connaissais de Philippe Segond : une série d'encres oranges qu'il appelait « Paysages ».

Nous avions déjà longuement parlé de l'enjeu du paysage dans son œuvre, et de ce qu'il désignait sous l'expression « le Nature » : il y avait, dans ce déplacement d'identité « sexuelle » de la nature, l’affirmation d'un point paradoxal, auquel l'artiste tenait, Quelque chose comme un jeu dangereux avec une figuration impossible, qui s'installerait pourtant dans le cadre.

Qu'en était-il aujourd'hui, de ces « paysages oranges » ?

Par qu'elles mutations lentes seront-ils passés ?

Et toujours ce même petit pincement, quand s'ouvre pour la seconde fois la porte d'un atelier …

 

Étrangement, une des premières choses qui me sont apparues fut cette annonciation de Fra Angelico, toujours là dans le ciel du laboratoire.

Je me suis souvenue immédiatement de cette histoire que Philippe m'avait confiée lors de notre première rencontre, qui situait la préhistoire de son regard aux côtés du Florentin. Une annonciation faite et refaite, puis défaite, d'où serait, en partie, née la concavité.

Les premiers mots de Philippe auront été bienveillants pour ces nouveaux tableaux, déjà accrochés aux murs : c'était dommage, m'expliquait-il, le temps gris de ce matin leur convenait mal. Ils ne parvenaient pas tout à fait à réfléchir la lumière. Il faudrait les excuser …

Réfléchir la lumière ? Cette peau d’argent sans doute ? …

 

- Philippe Segond : Je ne peux jouer avec le mot « argent » qu'en français. J'aimerais que la peinture puisse parler à sa façon, humblement, de ce champ politique des choses. Elle a son mot à dire à ce sujet.

Mais cet enjeu ne suffit pas à expliquer la venue de l'argent. Il y a une raison purement picturale : je me suis demandé comment utiliser une couleur dont la spécificité est la brillance. L'argent n'est pas dans le spectre de la peinture. Ses qualités sont d'abord rébarbatives : c'est une couleur industrielle utilisée pour repeindre les voitures, entre autres. Elle est décorative.

 

Il y avait dans l'argent quelque chose qui se rapprochait du miroir. Mais peut-être d'un miroir sans tain, vu depuis sa face d'ombre : piège du regard, du regard qui se tient devant le miroir, et qui s'y reflète.

Mais également comme un tableau autorisant une traversée de l'image : comme un tableau qui nous observerait depuis l'arrière de son tain d'argent...

Le cadre d'argent ne nous écrase plus sous son pouvoir. Il nous observe, comme pour un appel au dialogue.

 

- Stéphanie Katz : La brillance contredit la concavité ou l'accompagne ? La brillance fait-elle trou également ?

- P.S : Je ne suis pas certain que la concavité fasse trou. Au contraire, cela donne une masse à la chose. Même si on a enlevé de la matière, la chose concave pèse, visuellement plus lourd. Le regard n'est plus face à un plan, il ne glisse plus de la même manière sur la frontalité du tableau.

- S.K : Il est capturé ?

- P.S : Non, il y a dans la capture une notion d'immobilité. Au contraire, avec la concavité, le regard n'a plus d'obstacle, son parcours devient plus complexe, ce qui donne plus de masse au tableau.

- S.K : La masse serait ce qui donne vie au tableau ?

 

Au moment où je formulais ma question me revenaient en mémoire les idées de Paul Klee sur le point gris : une masse visuelle. Le gris serait à la fois le puits du spectre lumineux, l’abîme de l’effondrement du bleu, du jaune et du rouge dans une disparition intégrale de la couleur. Et pourtant, dans le même instant visuel, le gris chromatique s'affirmerait aussi comme une fleur d'ombre, d'où ressusciterait la corolle bariolée de l'arc-en-ciel. Point limite d'où toutes les couleurs peuvent renaître, le gris est le phénix du visible : mort et résurrection de la couleur, c'est à dire de la puissance d'incarnation en charge dans l'image.

Le gris de l'argent était-i un gris chromatique ?

Le gris semblait tout à coup vouloir se mettre en rapport avec la concavité des cadres. La concavité n'était-elle pas à la frontalité ce que le gris était à la couleur : à la fois indice d'un trou, d'un puits, d'un engloutissement du regard et simultanément, son obstacle, son hymen, une surface glissante intraversable ?

 

- S.K : S'agit-il d'installer dans les tableaux des instances hétérogènes ?

- P.S : Je ne tente pas de concilier les contraires. L'harmonie n'est pas mon propos. Je voudrais suspendre l’œuvre au dessus du conflit, tout en l'installant en son cœur.

 

La notion de paysage, à laquelle Philippe tenait, venait d'ailleurs également rejoindre cet enjeu paradoxal du regard. Le paysage était à la nature ce que l'argent était à la couleur, et la concavité à la frontalité.
Le paysage agitait, lui aussi, une dimension de l'irregardable.

 

- S.K : Avec la peinture argent, la ligne s'est modifiée. Elle semble maintenant faire retour sur elle-même en délimitant ainsi son espace intérieur, comme pour une remontée fragile d'un signe anthropomorphique.

- P.S : Il s'agit, en fait d'une sorte de pliage de la ligne ouverte du paysage. Dans la série des « paysages oranges », une autre concavité que celle du tableau par une ligne d'horizon courbe. Peu à peu, ce demi-ovale s'est plié, afin de laisser entrer de plus en plus de choses dans le tableau.
Mais le paysage n'est pas flexible, en le pliant, il s'est cassé.

 

De mon coté, je ne pouvais m'empêcher de reconnaître dans cette nouvelle ligne comme une ébauche de corps : comme un paysage qui s'enroulant sur lui-même, s'inventerait un espace intérieur.

Une zone de plein, de vie, affleurait depuis peu derrière le miroir sans tain, chargée de tout le projet d'énergie contenu dans l'argent, la concavité et le paysage.

Quelque chose pulsait derrière l'opacité du cadre.

Comme la chronique d'une explosion annoncée …

 

- P.S : Je ne contrôle pas la figure qui monte au cours de cette opération de cassure du paysage. Mais j'en conviens, il y a quelque chose d'un anthropomorphisme dans cette nouvelle ligne. Même si la « figure » potentielle, en charge de cette nouvelle ligne, est largement « défigurée »

 

J'aimais bien cette idée d'un corps né d'un paysage qui se casse. Il y avait là comme une histoire qui raconterait la remontée incontrôlée de la figure dans la défiguration. Philippe me parlait de la traversée de la matière de la peinture, d'où surgirait un corps invisible, irregardable et pourtant exhibé.

Une figure d' « en dessous ».

 

- P.S : C'est le dessous qui rend les choses visibles. Car, au delà de tous ces propos, nous restons dans le champ de la peinture. Or, tout l’intérêt de la peinture gît dans un enjeu unique : qu'est-ce qu'on voit, et pourtant qu'est-ce que, en voyant cela, du même coup, on ne voit pas, qui est pourtant contenu dans le cadre ?

 

L’œil, secrètement, commençait à rouler en lui-même, vers cet espace intime du décadrage compris dans toute figuration. Les tableaux argents semblaient flotter dans l'air de l'atelier.

Maintenant, certaines œuvres longuement observées se superposaient dans mon œil que je n'arrivais pourtant pas encore à identifier tout à fait. La peinture me travaillait la mémoire : le musée imaginaire faisait lentement surface.

 

- S.K : Pourquoi des diptyques ?

- P.S : Depuis longtemps déjà, j'emploie deux formats standards, qui se sont imposés à moi de façon empirique au cours du travail : l'un que je dis « petit » qui recouvre en fait le champ de mon regard. Il correspond à la taille imaginaire de ma tête. L'autre fonctionne de la même façon , mais à l'échelle de mon corps. Il en est comme son espace de projection.

 

Je notais la différence de traitement dans chacun de ces deux espaces, qui naissait de cette organisation anthropomorphique du regard : dans les « petits », l'Autre, l'étrangeté, l'inconnu semblait chercher à affleurer comme à travers les rides déformantes d'un miroir d'eau, comme remontant des profondeurs concaves vers la surface brillante du tableau sans tain. L'aventure de l’œil se poursuivait, avec ses captures impossibles, ses incursions derrière le voile translucide des apparences. Dans les « grands », une masse semblait se projeter dans un corps à corps entre concavité et brillance, ne tolérant pas longtemps la solitude d'un tel combat, et appelant l'Autre indispensable à la vie de l’œuvre.

 

- P.S : Les « grands argents » ne fonctionnent pas seuls. Ils ont besoin de leurs satellites.

 

Le satellite, c'est le « petit format ». Quelque chose doit venir inciser la coupure, ouvrir la pompe aspirante vers le dehors. Pour ne pas être seul dans l'espace du corps, le « petit format » coloré impose sa proximité : pour que, par le regard, l'Autre advienne dans le corps.

 

- P.S : Je colle des petits aux grands. La concavité du petit suit celle du grand, prenant ainsi le risque de la presque frontalité. Le petit est moins concave, plus il monte ou descend par rapport à l'axe central du grand tableau. Comment faire parler l'argent avec une couleur qui lui est accolée ? Comment la couleur concentrée sur un plus petit espace, peut parvenir à dialoguer avec l'argent ? L'opération colorée est une opération hasardeuse et cela me convient.

- S.K : Les tableaux colorés semblent vouloir garder un lien avec le spectre lumineux, et donc avec le visible, que les grands argentés chercheraient à dissoudre ?

- P.S : Le choc de ce rapprochement est ce que j'ai le plus de mal à tenir. C'est comme un guerrier africain qui se battrait contre un samouraï japonais : chacun maîtrise sa technique mais leur combat ne peut rien donner. C'est ce qui se passe ici entre mes deux tableaux : la rencontre a lieu, mais dans le champ du visuel, elle ne peut rien donner à voir. Il n'y a pas de combat. Il n'y a qu'une rencontre entre deux guerriers. Aucun guerrier ne parvient à digérer l'autre, à le gérer. C'est l’hétérogénéité de cette rencontre qui fait l'unité de l’œuvre. Deux univers sont côte à côte et dansent ensemble.

 

Une nouvelle coordonnée du hors-cadre faisait surface : la violence.

Mais de quelle violence s'agissait-il ?

De la force de la peinture elle-même : cette puissance déstructurante qui défigure le visible, cachée dans tout procès d'apparition.

Histoire d'une remontée, avec ses pertes et ses profits, jusqu'à la surface : jusqu'à la peau argenté du tableau.

 

- S.K : Les « argents » ont un « effet peau » que n'avaient pas les « oranges »

- P.S : Techniquement, les « oranges » sont faits à l'encre sérigraphique. Ce sont des encres transparentes. Si je peins à l'encre sérigraphique jaune par exemple, et que je reviens dessus avec du bleu, j'obtiendrai du vert. Il n'y a pas de recouvrement. L'orange était la dernière couche qui venait recouvrir le blanc.

L'argent fonctionne différemment : c'est une laque qui ne se mélange pas au support, qui forme une pellicule. Ici, je travaille donc directement avec « la peau », et ce qui est derrière elle, ce qu'elle recouvre. Là où l'orange recouvrait, l'argent, au contraire, fait apparaître ce qui est en dessous.

 

Il y avait donc une logique technique du retrait dans ces tableaux argent, par laquelle la peau du tableau faisait surface. L'argent, en opacifiant la peau du tableau, en opposant une masse visuelle au regard, devenait une nouvelle dimension de l'irregardable : il était le corps du tableau lui-même, à la fois son épaisseur visible, et la transparence de son absence.

La peau argent autorisait l'improbable : une visibilité simultanée du dessus et du dessous du regard. Tout remontait au visible, jusqu'à la surface sans tain du miroir, capturée par la scène picturale.

Une fois de plus, je notais qu'il fallait très méfiant devant le terme « d'invisibilité » : rien n'est « invisible » pour le regard qui peint. La peinture donne tout à voir, y compris l'irregardable.

Ainsi l'argent couvrait le cadrage d'une double peau : peau de la figure remontée, et peau obstruant sa visibilité.

Sentiment d'instabilité …

Dorénavant, l’œil était soumis à un mouvement de bascule pénible : si le petit format coloré était du côté du « reconnaissable » quant au visuel, il imposait une désincarnation de la matière : l'encre ne sera jamais une peau.

A l'inverse, aux flancs de la couleur, le « grand argent » racontait une toute autre histoire, pour ce qui était du regard, l'argent restait bien un familier du dessous des choses. Il creusait l'en dessous de la figure. Pourtant, en devenant la peau du tableau, l'argent basculait à nouveau du côté de l'incarnation et d'une promesse d'image à venir.

Les deux cadrages glissaient l'un dans l'autre, dans un dialogue presque amoureux. Je les entendais chuchoter.

Le combat violent des deux guerriers de tout à l'heure se paraît de la complicité d'une luminosité inattendue …

L'équilibre de l’œil ne sera jamais définitif.

 

- S.K : D'où vient l'effet de série ?

- P.S : A chaque fois, je recommence comme pour refaire le même tableau, avoir le même geste. Mais les contingences font que je ne refais jamais le même tableau.

 

C'est à Andy Warhol auquel je pensais maintenant, à la logique imparable de la série.

A l'enjeu sérigraphique : prendre la mort en écharpe, en répétant en une suite potentiellement infinie la clôture impossible d'un geste et d'une image. Faire la démonstration, regard à la boutonnière que la capture mortifère du visible est irréalisable : à chaque nouvelle répétition du même, l'autre advient, imperceptiblement, mais absolument, arrachant le regard à son propre étouffement.

Dans le creuset du laboratoire, dans l'ombre d'un Andy Warhol peintre, le musée imaginaire continuait à faire surface …

 

- S.K : Pourquoi les chiffres, les repères, les points d'altitude ?

- P.S : Dès qu'il y a un chiffre, cela quantifie quelque chose. Et pourtant, comme on est dans une peinture, cela ne quantifie rien. Mais je m'emploie à ce que ce soit très précis. Dans la série des « argents », les repères se tiennent entre 1500 mètres et 8000 mètres, altitude du toit du monde. Il n'y a que des chiffres positifs. Dans les « paysages oranges », il n'y avait que des chiffres négatifs très forts et quelques chiffres positifs très faibles.
J'ai abandonné ce redoublement du creux de la concavité par les chutes d'altitude. Maintenant, il y a de la hauteur qui se tient au dessus du creux.

 

Maintenant, avec violence, le musée imaginaire me submergeait. Dans l'atelier de Philippe, toute la mémoire de l'aventure du regard, prise dans les glaces de la pratique d'un peintre singulier, remontait en bouillon jusqu'à la surface argentée des cadres.

Je revoyais la Méduse du Caravage, inventant elle-aussi un vocabulaire entre convexe et concave. Je la voyais se refléter dans les repères d'altitude et la brillance argentée, se jetant à l'avant du regard, comme surgie de la boite convexe du bouclier. Je la reconnaissais, résumant à elle seule tout l'enfer de l'atelier, dans cet équilibre instable, entre plongée et envol, dans lequel se suspendaient les diptyques gris et colorés.

Puis, se détachant dans le brouillage d'une volte-face, ce sont les Nymphéas de Monet , qui sont venues brouiller ma pupille. Je venais de les discerner, apparitions troubles et fugitives, dans la bascule inattendue que mon œil venait de subir, projeté du fond concave d'un miroir d'eau à la surface bariolée d'un bouton de fleur flottant sur un reflet d'argent.

Un œil d'en dessous …

Dans dessous les ondes, d'en dessous le regard, d'en dessous la peau argentée du tableau : l’œil du vertige de l'atelier, du trou et de la surface, de la plongée et du survol. L’œil basculé de la peinture …

 

En fermant la porte de l'atelier, je m'ébrouai comme un chien mouillé, m'extirpant du regard, pour glisser à nouveau sur la surface du visible.

Je me sentais un peu fatiguée ...

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